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vendredi 3 avril 2015

Place des Ternes (épisode 1)

Le diplôme illumine la façade haussmannienne. J’imagine les efforts de la concierge pour donner à la plaque dorée ce lustre qui fait la réputation du Docteur P. La porte cochère est lourde comme mon poids que je mets tout entier pour la franchir. Sous mes pieds hésitants, quelques pavés prolongés par une courette fleurie se changent un peu plus loin en une moquette épaisse et grenat. J’avance dans une douce odeur de pivoine mêlée de bois ciré, rassurée : "la maladie ne peut se nicher dans de tels endroits". D’un bras mécanique, l’assistante m’indique un salon feutré et lumineux où les regards s’échangent discrètement au rythme de quelques index rouge vermeil qui feuillettent avec détachement le dernier numéro de "Côté Ouest".
Quand le Docteur P. surgit avec son : "Mademoiselle, c’est à nous", j’entends : "Mademoiselle, à nous deux". Une vague polaire se met à me parcourir l’échine et avec elle l’envie de prendre ma thyroïde à mon cou. Peut-être est-ce le vase immense sur le marbre de la cheminée ou la vue de cette blouse blanche trapue et bourrue, j’ai soudain le pressentiment de m’être trompée d’adresse. Je tente de me ressaisir. Après tout, il n’est écrit nulle part que pour être compétent il faut faire preuve de sympathie. J’essaie encore de m’en convaincre en forçant un sourire à faire fondre la banquise mais je me retrouve prisonnière des glaces et des deux yeux froids du Docteur P. Je crois même percevoir dans un soupir à peine dissimulé une forme d’agacement quand, à l’issue de l’examen, il s’empare de son dictaphone à qui il énumère un nombre incalculable de nodules de toutes tailles, vascularisés, latéralisés, en plein isthme…
Je sens alors disparaître sous moi le petit îlot où je m’étais réfugiée en attendant des heures meilleures. Au loin, sur l’autre rive, le Docteur P. semble avoir déjà oublié jusqu’à ma personne qu’il raccompagne vers la sortie du même bras mécanique que son assistante : "On se revoit pour la cytoponction". Les quatre syllabes claquent telle une sanction. Effondrée, je regagne mon fauteuil Louis XVI telle Marie-Antoinette face à son bourreau car il me faut encore attendre la retranscription détaillée de cette logorrhée de nodules que je finis par emporter sous le bras dans une large enveloppe bleue. La nuit est tombée et une pluie froide et verticale s’abat Place des Ternes où je croise quelques autres thyroïdes pressées et contrariées.

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