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jeudi 14 décembre 2017

Le tortillard de Bolivar

C’est une artère empruntée par les habitants du quartier et de rares passagers égarés. Lui, il y passe ses journées et ses nuits, été comme hiver, escorté par Jean Jaurès, Simon Bolivar et Markos Botzaris. Peu lui importe au dehors l’azur et le brouillard, les parcs et les boulevards puisque son ciel est d’acier, sa maison un wagon et son chemin un souterrain. Il a élu domicile dans les profondeurs de cette courte ligne incurvée, à l’itinéraire peu ordinaire que dessine la "7 bis" à travers le dédale métropolitain. Je le croise ainsi pendant des années de l’aube au crépuscule, corps recroquevillé et tête baissée, dans ce bout de train de l’est parisien.
Immobile dans les courants d’air, indifférent à la sonnerie qui retentit, absent aux va-et-vient.
Il séjourne ici-bas parmi les effluves de caoutchouc et poursuit une trajectoire sans but qui le ramène invariablement au point de départ par la boucle de la station "Danube". A "Louis Blanc", là où s’éternise le petit "tortillard de Bolivar", il faut être patient. Ça tombe bien, lui a tout son temps. A force de tourner en rond sous la surface, il a perdu la notion des cadrans et des saisons.
Il m’a fallu plusieurs semaines, absorbée par la routine de mes allers-retours, pour réaliser que je l’avais quant à moi perdu de vue. Je l’ai vaguement cherché du regard comme on s’attache à un repère, un ancrage dans le paysage. Puis mes trajets se sont succédé dans le train-train du quotidien et j’ai fini par l’oublier jusqu’à ce matin. C’est sur les hauteurs des Buttes Chaumont que je le reconnais soudain dans son épaisse barbe sombre et son maigre pardessus. Pourtant quelque chose a changé, imperceptiblement, dans la quiétude et l’abandon que dégage sa haute silhouette. L’homme m’apparaît pour la première fois en pleine lumière, à l’air libre, le visage offert à la brise et au soleil. Paris tout entier à ses pieds, il fixe l’horizon et me glisse silencieusement dans un sourire familier : "tu vois, je suis sorti, je m’en suis sorti".


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